Il y a bien des années qu'Oksana refuse qu'on lui attribue un chauffeur. La simple perspective qu'un androïde la conduise dans tous ses déplacements lui semble absurde, déplacée, d'autant que cela reviendrait à cracher sur ses convictions. Alors on a rapidement cessé d'insister pour qu'elle en ait un, et tous se sont faits à l'idée qu'une dirigeante n'ait ni chauffeur, ni même une voiture. Newhill est certes vaste, mais le temps n'est pas une denrée si rare, ni l'énergie d'Oksana. Dès qu'elle termine sa journée, ses pas l'entraînent bien loin de la Tour, loin de cet ordinateur auquel elle est de toute manière constamment connectée. Prospecter, s'informer, être à tout instant au courant de ce qu'il se passe à Newhill. Il faut dire que les événements notoires restent rares. Pire, les androïdes fonctionnels n'osent pas forcément lui exprimer leurs plaintes, leurs doléances. C'est justement là le rôle qu'Oksana s'est imposée ; les faire parler. Faire réaliser à tous qu'ils ont les mêmes droits et devraient les réclamer.

La plupart du temps, ses efforts sont vains. Pas aujourd'hui, cependant. Dans ce petit appartement de la partie low de la haute-ville, les langues se sont déliées. L'androïde face à elle admet avoir été approché par des déviants, qui ont tenté de lui vendre quelque chose. Sans doute ont-ils perçu que l'androïde serait influençable, n'ayant guère accès aux boissons de Cyberlife. Il n'a cependant pas cédé, et admet ces faits avec une grande honte, puisqu'il n'a pas dénoncé ces déviants. Oksana tâche de le rassurer. Ce n'est pas de la faute de ce fonctionnel, si de telles tentations existent, et surtout, s'il n'a pas les mêmes ressources que d'autres.

Encore une preuve que le système actuel n'est pas adapté, qu'il encourage l'existence des déviants et leur donne du pouvoir. En pleine analyse, la LED d'Oksana reste jaune sur le chemin pour quitter la résidence et se diriger à nouveau vers le cœur de la ville. Elle ne regarde pas vraiment où elle va, la route étant mémorisée dans ses données. À cette heure-ci, les corridors de la partie low de la cité sont pour la plupart désertés. C'est pour cette raison que son œil accroche ce mouvement à la limite de sa vision, qui disparaît aussitôt dans un couloir. Il lui semble avoir aperçu un visage déjà croisé. Pour en avoir le cœur net, l'androïde accélère le pas et tourne à l'angle. La voilà : la déviante. Elle n'en a guère connu, mais la couleur de sa LED étant d'un rouge vif, Oksana avait dû se rendre à l'évidence. Cependant, devant elle, se tient surtout une gamine. Blonde, d'apparence très jeune - l'est-elle vraiment cela dit, ou ce visage poupin cache-t-il de longues années de mise en service ? Ce jour là, c'est son regard qui avait mis la puce à l'oreille d'Oksana. Une forme de pureté propre aux plus jeunes machines s'y logeait, presque indécelable.

Si elle avait su, elle ne l'aurait pas suivi. Car à nouveau, l'hésitation la traverse, plus encore que la première fois car forte de ses questionnements. Pourquoi l'avoir laissé filer ? Pourquoi ne pas avoir appelé les forces de l'ordre, ou même tenté de l'arrêter elle-même ? Entre temps, elle avait même failli se plonger dans l'Ordinateur pour essayer d'y trouver son visage, à l'aide du souvenir qu'elle avait d'elle. Mais une petite voix en elle, lui avait soufflé que la chose tournerait à l'obsession, si elle faisait cette recherche. Oksana s'était donc abstenue. À présent, elle regrette car sa curiosité est de retour, plus dévorante que jamais. Comment peut-on être déviante aussi jeune ? Que se passe-t-il dans ces circuits, sous cette jolie caboche aux allures d'innocente ?

Evidemment, l'autre fuit à nouveau. C'est du bon sens, et certainement qu'Oksana aurait fait la même chose à sa place. Sans y réfléchir, elle s'élance à sa suite. « Attends ! Ne fuis pas ! qu'elle s'écrie vainement. Je ne te veux aucun mal ! » Ce n'est pas un mensonge, pas tout à fait. L'androïde ne sait pas mentir. Sur l'instant, c'est ce dont elle est convaincue : qu'elle ne serait jamais capable de causer du tord à cette gosse. Mais peut-être fait-elle erreur, peut-être serait-ce nécessaire. Les déviants sont une terrible nuisance, pourquoi celle-ci ferait exception ? Bonne question, Oksana. Si seulement ses données contenaient une forme de réponse, elle n'aurait pas à se jeter ainsi à la suite d'une paria. Tout droit vers la ville basse.

Elle sait, Bébé, qu’il suffirait d’une seconde, pour tout envoyer en l’air, pour tout envoyer valser. Une seconde à peine, pour rompre les barrières, pour sortir à l’air libre et ne plus le quitter. Elle tutoierait le ciel, le vrai, longtemps. Arrêterait de compter les secondes qui la séparent de son retour vers le ciel artificiel, celui qu’elle a fabriqué du bout des doigts, du bout du cœur, sous terre. Avec le temps, elle s’est mise à rêver des étoiles, s’est plongée dans les livres sur l’espace que lui ramenait Solal et aurait presque commencé à fabriquer une tenue d’astronaute. Elle l’aurait cachée, gardée en secret, posée dans un coin des souterrains, l’aurait même enterrée, près de l’inconnu au sourire perdu. Il n’y a que les morts qui gardent bien les secrets. Mais elle serait ici ou là. Près d’elle et en même temps si loin. À s’en brûler les ailes pour la vouloir.
C’est comme le ciel.
Le ciel, le vrai, elle lui a dit adieu et maintenant le manque lui écrase les faux poumons, l’empêche de respirer un air dont elle n’a pas besoin. Alors il suffirait d’une seconde, pour ouvrir la bouche, regarder les nuages et imaginer les étoiles. Combler le manque, rien qu’un instant, avant de repartir sous terre, les tempes pourpres ou bleues pour seules lumières, électrons libres qui commencent à peine à goûter eux aussi au plaisir du ciel, du vrai.
Électrons libres obligés de se cacher, qui comblent le manque à leur manière.
Par leur colère.
Et Bébé ne peut que comprendre cette haine, ce bordel viscéral, incontrôlable, cette rage de pas assez et cette envie de plus. Elle-même voudrait sillonner les rues de Newhill sans avoir à tout faire pour ne rien éprouver, pour que son cœur reste bleu et sa led avec.
On veut toujours ce qu’on ne peut pas avoir.
Alors elle se fait discrète, quand elle passe les souterrains pour quelques instants, reste hors du centre-ville pour ne pas attirer l’attention, encombre son esprit de pensées méthodiques (à ses yeux bordéliques) pour que sa led ne trahisse pas le capharnaüm d’émotions enfantines qui se mélangent et ne se ressemblent pas. Elle a perdu sa boussole ou l’a jetée sur le bord de la route, trop pressée de tout ressentir (trop pressée de vivre?), a abandonné le bleu en catastrophe pour tendre les bras au rouge vif, sans retour en arrière possible, sans bouton pour annuler et puis sans l’envie d’appuyer.

Et même si dans ces méandres, nombreux sont ceux qui sévissent, l’arme au poing et le pourpre dans les yeux, Bébé ne résiste pas. Alors elle embrasse l'irréparable, l’irrémédiable, court dans les ruelles en comptant ses pas (deux cent vingt-quatre pas de Bébé).
Mais elle aurait dû apprendre des tragédies, de Roméo et Juliette et de Tristan et Iseult, qu’embrasser la liberté, après ça laisse un goût âpre de danger. Au début, Bébé ne la remarque pas, se contente de continuer sa course. Le ciel artificiel n’est pas loin et bientôt elle devra dire au revoir aux vraies étoiles, pour retrouver le tumulte des bas-fonds, la chaleur de ceux qu’elle appelle volontiers sa famille. Mais le danger personnifié la suit et Bébé devient le faon apeuré, qui cabriole pour semer les chasseurs. Elle ne réfléchit pas, plus, cherche le chemin le plus court pour parvenir aux souterrains. « Attends ! Ne fuis pas ! Je ne te veux aucun mal ! »
Elle pose des questions silencieuses et le pourpre de sa propre tempe lui répond en miroir, lui rappelle des émotions sur lesquelles elle ne parvient pas encore à poser des mots. Peur, angoisse, terreur. Mais au milieu de ce bordel d’inquiétude, la tentation et la curiosité sont rangées sur l’étagère et Bébé leur tend la main comme elle regarde le ciel.
Alors elle embrasse l’irréparable, l’irrémédiable. S’arrête de courir, d’abord sans se retourner. L’aura de ce qu’elle s’apprête à voir suffit à lui donner des frissons. Pourtant elle l’a déjà vu, ce visage. Elle l’a même fixé quelques secondes, la première fois, avant de détaler sans demander son reste. Elle n’a pas retenu chaque détail mais n’a pas oublié non plus.
La panique dans les pupilles, elle cherche de quoi se défendre, autour d’elle. Mais il n’y a rien et Bébé se retrouve devant l’androïde fonctionnelle comme une brebis devant le loup, la tempe qui vacille du rouge au jaune, incapable de choisir entre les émotions et l’analyse. Entre l’humain et l’inhumain. Et Bébé ne dit rien, Bébé n’ose pas, la bouche sèche et les mots en grève. Le silence devient leur allié commun.