Il avançait prudemment dans la nuit froide, pas à pas, les doigts glissant légèrement sur le mur blanc à ses côtés. De l’autre côté de la rue, une silhouette se faufilait comme une ombre cherchant à se ravir des yeux indiscrets ; un déviant à n’en point douter, trahi par une trop grande prudence dans les actes. Voilà quelques minutes qu’il le filait, pris de curiosité à son égard et aux raisons l’ayant poussé à s’approcher du quartier humain. Il aurait aimé prendre contact avec lui, converser et échanger, mais la peur l’en empêchait. Pour les déviants comme pour les humains, se promener de nuit dans Newhill n’avait plus rien de sûr. Alors, il se contentait de le regarder de loin, caché dans l’angle d’une petite rue, à l’observer en se questionnant sur le mystère de son existence.

Des cris s’élevèrent non loin d’eux, des cris aigus d’effroi qui fendaient l’air comme un courant d'air à glacer le sang. Ils couraient comme si la mort les suivaient et filaient si vite qu’Aidan les distingua à peine. Le jeune homme eut le réflexe de se coller au mur et se baisser, saisit par l’avertissement de ces apparitions. Il tourna la tête en direction du déviant mais celui-ci avait disparu ; il s’était volatilisé, laissant l’humain seul dans la rue devenue hostile. La situation allait-elle évoluer ce soir ? Le doute et la peur s’insinuèrent en lui alors que la rumeur d’une violence sourde alourdissait l’inquiétant atmosphère de cette nuit perlée d'étoiles. Sans attendre plus longtemps, il s’élança en direction de son quartier situé plus haut dans la ville.

Ce n'était assurément pas la nuit d'insomnie qu'il se serait attendu à avoir.

Il fallait courir pour rejoindre ses proches, courir pour protéger ce qui pouvait l’être, courir pour se battre si nécessaire. Mais que faire lorsqu’il se retrouverait devant le danger ? Il entendait, au fur et à mesure des mètres parcourus, que les combats ne l’avaient pas attendu pour débuter. Il entendit un léger bruit derrière lui, qui le poussa à se retourner rapidement ; un androïde le poursuivait dans une course parfaitement synchronisée. Ne pas réfléchir, ne pas paniquer. Il reprit de plus belle, au son tambourinant du battement de son cœur. Ne pas s’essouffler, ne pas s’arrêter. Tandis qu’il pénétrait dans les premières arcades du quartier humain, son regard se posa sur un assemblage de plots posés sur le sol pour délimiter une zone où opérer des travaux. Il n’hésita pas à se jeter dessus pour se saisir de l’un des plots au bout contondant ; mais ce faisant il perdit l’équilibre et chuta gauchement. A peine se ressaisissait-il pour faire face à l’ennemi que celui-ci le plaquait violemment au sol.

Il en perdit le plot ; son premier réflexe fut de se protéger le visage, puis de frapper son agresseur pour le décontenancer. Mais paralysé par le poids de l’androïde et la violence de la chute, Aidan ne put faire grand-chose. Des mains froides vinrent se saisir de sa gorge pour la serrer, serrer, serrer, éternellement, comme si elles cherchaient à la broyer tel un déchet. De ses yeux, Aidan ne voyait que les larges iris sans vie qui le fixaient avec une froideur absolue ;  de ses oreilles, il n’entendait que le brouhaha de lointains combats. Et sa gorge ne ressentait que deux mains l'enserrant entièrement et deux pouces appuyant inlassablement sur son larynx. « Les Humains ont été jugés coupables de destruction partielle de la planète et jugés incompétents dans la gestion et la protection de celle-ci. Votre présence à Newhill est dorénavant jugée indésirable. Les Humains sont un fléau et le sang bleu ne coulera plus. » L’androïde disait ces mots avec un ton neutre, mais c’est à peine si Aidan les entendait ; la panique lui faisait perdre ses moyens et il s’efforçait plutôt de s'échapper de son ennemi. Voyant que de ses mains il ne parvenait à faire desserrer la poigne de l’androïde, il laissa mollement tomber sa main droite, pour parcourir difficilement le sol tout autour de lui à la recherche de quelque chose, d’un objet, n’importe quoi qui pourrait le sauver. L'air commençait à dangereusement lui manquer.

Il finit par sentir et tâter le plot qu’il avait lâché dans sa chute. Il parvint à le saisir dans un dernier effort et à frapper l’androïde de toutes les forces qui lui restaient. La machine reçut l’objet en pleine tête et en fut bousculée. Il se figea quelques secondes, desserrant par la même occasion sa poigne. Survivre. Dans un geste ultime, il redonna un coup à l’androïde qui en perdit l’équilibre et tomba à terre. La douleur s’insinuait, brûlante, dans toute la gorge d'Aidan et sa poitrine. Mais il était trop tôt pour baisser la garde. Une colère sourde, initiée par la peur qui le tiraillait, le poussa à se jeter sur l’androïde et lui donner un troisième coup au visage, puis un quatrième, puis un dernier, dans un déchaînement de violence relâchée. Ce ne fut qu’à la vue de gouttes de sang bleu qu’il s’arrêta ; il y avait des gouttes sur le plot, sur ses doigts et enfin, sur toute la partie gauche du visage de son assaillant. La peau s’était décolorée tout autour de la large blessure, laissant apparaître la blancheur artificielle de son véritable corps. Il ne bougeait plus.

Aidan avait mal. Il avait froid et peur et venait de tuer un androïde. Il en ressentit une étrange sensation d’oppression au niveau de la cage thoracique. Il se releva, difficilement, la main gauche sur son cou meurtri et lâchant de la main droite l’objet du meurtre. Le jeune homme recula de plusieurs pas face au fait accompli. « Je ne voulais pas », murmura-t-il. Puis, en hurlant : « Je n’ai jamais voulu faire ça ! ». Comme si l’androïde pourrait l’entendre et lui pardonner ses actes. Mais cela ressemblait plus à de pauvres borborygmes étouffés qu’à de véritables mots compréhensibles. Il était totalement secoué - secoué par les événements, secoué par la tournure de son séjour à Newhill. Avait-il déjà pensé devoir tuer un jour un androïde de ses propres mains pour survivre ? Jamais, oh, jamais. Durant quelques secondes qui lui semblèrent être une éternité, il regarda le cadavre synthétique gésir sur le sol. Puis un bruit de mécanique parcourut le corps sans vie. La tête fit un brusque mouvement rotatoire, laissant apparaître une diode colorée comme à l’accoutumée. Les yeux le cherchaient. Ils sondèrent les environs et enfin, rencontrèrent les siens. Aidan en fut complètement soufflé. Non, l’androïde n’était pas mort. Les androïdes étaient beaucoup plus coriaces et difficiles à battre. Tout au plus avait-il réussi à endommager certains de ses composants. Et à en juger par la façon qu’il avait de se relever, le combat pour la vie n’était pas terminé.

Fuir. Il s’élança à toute vitesse en direction de son appartement, du reste du quartier d’où provenaient des bruits qui n’auguraient rien de bon. Il courait aussi vite que ce que son corps meurtri lui autorisait de faire, pour fuir la mort derrière lui et en même temps la rejoindre devant lui, là où rugissait la souffrance de ses pairs, là où la vie avait un goût de cendres et de rêves détruits.