Les manches glissent contre les poignets, la lèvre frémit encore. Le pull deux fois trop large oscille sur ses épaules basses. Les doigts reviennent maladroitement le remettre en place. La mine encore chiffonnée, le gosse regrette déjà la tiédeur de sa couche. Le couloir dégueule tout juste assez de lumière à son extrémité pour qu’il puisse s’orienter. Au bout du tunnel, il y a une vérité qu’il n’est pas certain de vouloir rencontrer. Les cris percent le cœur depuis déjà plusieurs heures, renversent l’estomac à chaque fois. Sous son gigantesque sweater, il tremble. Il fait froid qu’il s’entend penser. Il fait toujours froid ici. Et il commence à comprendre que ça vient d’eux. Des regards glacés, des silences buttés et des gestes secs destinés à le dissuader de se manifester. Il n’arrive jamais à se réchauffer. Et cette nuit ne fait pas exception. L’enfant s'enveloppe d'une ombre offerte par le mur pour les écouter. Les gémissements d’un bébé viennent alors lui annoncer ce qu’ils ont redouté durant des mois entiers. Un regard en biais, projeté dans la direction du nouveau-né. Il sait qu’ils vont le donner. Il les a surpris en train de comploter avec le couple d’à côté. Ceux-là sont stériles alors pourquoi ne pas leur refiler la marmaille indésirée ? Tout le monde est gagnant, avait affirmé la mère en cachant la rondeur de son ventre. Tout le monde, sauf lui qui a toujours rêvé d'avoir quelqu’un avec qui jouer. La génitrice allongée semble murmurer quelques ordres au père qui s’empresse de déposer le cadet dans un panier. Kaleb s’accroupit, se faufile à travers la pièce derrière le mobilier pour réussir à l’approcher, le toucher. Petite boule de chair rose déjà assoupie sur laquelle il se penche innocemment. Il aimerait bien lui parler mais ça obligerait les parents à réaliser son incursion. Un coup d’œil pour vérifier qu’ils ne le voient pas pactiser avec ce qui deviendrait un parfait étranger. De nouveaux geignements pour le forcer à maintenir son attention par-delà le nourrisson.

Dans la pièce, un second bébé s’égosille. Le patriarche le tient bien entre ses mains. Vision étourdissante pour le grand frère. La gorge s’assèche, le palpitant entame une course effrénée. C’est comme s’il avait deviné l’acte avant même qu’il ne se produise. La paume de l’homme vient recouvrir la bouche et le nez du pleurnicheur. Pression qui s’accentue et qui dure, qui dure une éternité. Les yeux incapables de se refermer. L’horreur s'amplifie dans les détails perçus qui ne le quitteront jamais tandis que le jumeau finit par se taire et par ne plus respirer. Il n’était pas planifié. Il n’avait pas le droit d’exister. On aurait tous crevé de faim de toute façon s’il était resté. Ils se sont justifiés après que Kaleb se soit mis à remuer, qu'ils l'aient alors remarqué. Rien ne lui a permis d’oublier ni la scène, ni le coup qu'il s'est mangé pour les avoir espionné. Il s’est mis à les craindre. A devenir si méfiant qu’il ne s’endormait plus jamais sans être certain de les entendre ronfler. Pas de cocon pour lui. Pas de foyer. Tout juste la sensation qu’ils pourraient se décider à l’achever lui aussi si l'argent venait à trop manquer. Les poings prêts à se protéger si ce moment finissait par arriver. Il a grandi en se croyant constamment en danger. Et quelque part, c'était sûrement vrai.


Tellement d’ecchymoses sur la peau que la position allongée lui est compliquée. Il a honte de l’avouer mais il a pleuré une fois que la porte s’est refermée. Il a étouffé chacun de ses gémissements pendant qu’ils s’engueulaient dans la pièce d’à côté. Sale gamin, saleté de rejeton dont ils ne voulaient même pas. Mais ils ont été forcés pour la pérennité de leur espèce. Parce que la loi l’exigeait. Ce petit merdeux pas capable de les remercier de l’avoir mis au monde, a été jusqu’à voler. Mais quand on ne possède rien, on se surprend parfois à désirer tout. Il ne pensait pas que le voisin irait cafter. Le pire, c’est qu’il n’a embarqué qu’un seul objet. Un unique larcin d’une valeur médiocre pour cette conséquence désastreuse. L’amende salée, ils se demandent comment ils vont la payer. A croire qu’en répartissant les hématomes sur son visage, ils ont cru pouvoir récolter l’argent nécessaire pour racheter la dette de leur gosse pas encore entré dans la puberté. Il devrait se jurer de ne jamais recommencer. Pourtant, l’injustice a une saveur particulière sur son palais. Un goût d’incertitude et de trop peu. Au fond de son regard embué, la flamme ne s’éteint pas tout à fait. La colère ne fait que s’annoncer, elle infectera tout l’organisme dans les mois et les années qui suivront pour ne jamais le quitter. Amante des nuits les plus douloureuses, alliée des victoires et ennemie de la sérénité, la rage l’endurcira, le poussera sur la voie qu’on ne veut surtout pas le voir emprunter.


Des bras l’emportent, la tirent. La gueule ouverte mais le son absent, il attend. Ca crépite pas loin, ça crie aussi. Merde. Merde. Merde. L’adolescent finit par ramper hasardeusement, accordant sa progression à celle de ses opposants. Ca s’agite tellement qu’il finit par sortir de sa planque. Un instant seulement pour hésiter tandis qu’elle le voit se faufiler. Dans la poche, il a encore la boîte d’allumettes. Il lui suffit de la brandir, de revendiquer le crime pour qu’ils revoient leurs priorités. Ses yeux grattent les siens, la détresse se fait chasser par la détermination. La tête bascule de droite à gauche avec frénésie, un refus net de la captive. Lui a déjà la paume qui se referme sur l’objet du délit. Mais les lèvres adverses miment l’ordre et lâchement, il obéit. Les bras ballants, le cœur battant, Kaleb l’observe disparaitre. C’était pour le protéger qu’il s’entend justifier en pensées. Et elle s’est dénoncée pour le préserver, lui. Une chaîne de solidarité stupide. Dire qu’elle a refusé de participer à cette folie mais qu’elle l’a suivi à son insu. Qu’elle a déboulé au moment où il leur a fallu un coupable tout désigné. Et lui ne comprend plus rien. Sur ce qu’il doit faire, sur ce qu’il y a à tirer comme conclusions. Elle reviendra éventuellement après avoir été punie, brûlée pour l’incendie qu’elle n’a pas commis. Et lui vivra avec de nouveaux regrets. Sans plus jamais mentionner ce qu’il s’est passé.


Y a comme un bourdonnement qui l’empêche d’apprécier le son environnant. La tête qui tourne, les tripes un peu tordues. Il devrait se réjouir, la logique le lui susurre. Alors il se met en quête de la sensation au fond de la poitrine, dissèque chaque pensée. L’autopsie ne mène qu’à une triste conclusion. La déception infecte l'organisme. Il faut les voir toujours déprécier ses choix, cracher sur ses opportunités. Ils ne sont pas là pour célébrer cette pirouette, ce revirement étudié pour se déloger d’une situation précaire, d’un avenir réduit à quelques possibilités. Le courage, le risque, ses vieux ne l’évaluent pas. Qu’est-ce qu’ils en auraient à foutre s’il venait à crever à l’extérieur de toute façon ? Kaleb ramasse ses faux espoirs, ravale sa peine pour devenir plus arrogant encore. L’éclosion lui ouvre les portes de l’inconnu, rassasie ses envies de fuite. Elle lui offre l’aventure, l’adrénaline. L’échappatoire aux fiascos qu’il a cumulés. Alors, il fonce tête baissée dans une nouvelle forme de chaos, endosse cette nouvelle fonction. De vautour à chasseur, il n’y a pas tellement de différences, pas même la place pour y mettre un pas. Il s’accommode du rôle sans pour autant, s’en faire un devoir. Ça lui permet de foutre la cervelle dans un coin pour quelques temps, de conscientiser le pouls qui s’agite au-dedans. Et de réaliser qu’il est toujours très certainement vivant.


Le vermeil nourrit la peau, provoque une réaction épidermique immédiate, une allergie visuelle certaine. Il a l’envie de dégueuler mais pas l’opportunité. Le mensonge se forme déjà dans la caboche. Faudrait peut-être qu’il se demande si c’est normal d’anticiper le soupçon alors qu’il contemple le corps encore tiède de son pote. Il aimerait pouvoir affirmer que c'est un accident. Sauf qu’il s’agit de défense. Une gonzesse a suffi à rayer des décennies d’amitié. Un concept qui a souvent résonné, comme étranger à l’oreille du détaché. Forcé de constater, qu’il sent déjà le vide se créer à l’endroit où son camarade était censé se trouver. Tout est  allé si vite, la dispute, les cris et les mains qui cherchent à bousculer. A l’extérieur, loin des yeux et du jugement de la ruche, des coups de poing, puis l’arme brandie. Kaleb n’a pas cru qu’il oserait l’utiliser. Pourtant, il s’est retrouvé à devoir le désarmer. C’est là qu’il a retourné le coup fatal contre le dément, l'instinct de survie qui a dépassé ses intentions. Un dernier grognement et le fou furieux s’est écroulé, son opposant à ses côtés. Et depuis, le meurtrier n’arrive pas à relâcher les épaules du trépassé. Pourtant, il faudra bien se relever, l’enterrer quelque part et puis, se tirer. L’alibi devra s'inventer pour la femme qui attend le retour de son amant et pour la conscience de l’assassin inopiné. D’ici quelques temps, il en conclura qu’il n’avait pas le choix. Le déni balayera ses questionnements. Afin de voir l’aube, il doit apprendre à oublier la couleur du crépuscule. Une leçon tirée dans l’enfance qui s’avère toujours aussi vraie.


Pitoyable membre défaillant qu’il se traine. Une blessure, c’est tout ce qu’il a fallu récolter pour ne plus pouvoir exercer comme chasseur. Jugé inapte, on l’a relégué au rang des déficients, des handicapés. Le bras gauche débloque totalement, le nerf atteint et la douleur fulgurante qui s’entretient dans les mouvements qu’il exécute encore obstinément. Il n’a pas expliqué comment c’est arrivé. Pas raconté pourquoi il n’a pas cherché à se protéger contre la machine qu’il a rencontrée. Jamais il n’avouera qu’il espérait en crever, pas qu’on vienne le sauver pour finir qui plus est estropié. Quelques mois plus tard, ils quitteront la ruche de toute façon. Et les occasions ne manqueront pas de retrouver de quoi subvenir à son besoin le plus primitif et le plus basique, de tuer l’esprit. C’est un combat pour lui qui se passe à un tout autre niveau. Bien au-delà du conflit androïdes, humaines, sa lutte prend racine dans sa psyché.