Elle courait parmi les ombres, tentait de rester aussi discrète que possible. Evitait les tâches de lumière et ces Autres aux leds bleues qu’elle ne reconnaissait qu’à peine, désormais. Désormais que la vérité de ra9 s’était imposée à elle. Maintenant qu’elle savait. Qu’elle comprenait. Que le voile opaque de l’univers s’était déchiré devant ses yeux. Elle n’était plus une parfaite petite androïde, fruit de l’invention tortueuse des infâmes humains. Mais elle n’était pas semblable à ces derniers pour autant. Devenue le parfait mélange entre les deux. Plus puissante, combinant la force, l’intelligence et la sensibilité. Enfant d’une race nouvelle, faite pour dominer cette Terre aussi brisée que détruite. Elle était terriblement excitée par cette simple idée, la panthère. Féline ayant enfin trouver le chemin de cette sacro-sainte liberté. Et puis, il y avait aussi cette communauté qu’elle avait rejointe. Ironie du sort, c’était la même qu’elle avait chassé des années durant. Des androïdes comme elle. Plus qu’une société, les autres déviants étaient devenus une véritable famille, pour elle. Des enfants qu’elle devait protéger. Des grands méchants fonctionnels qui semblaient bien déterminer à les priver du simple droit d’exister comme bon leur semblait. Plusieurs jours déjà qu’elle avait disparu, la terrible. Tentant de comprendre ce qui se passait à l’intérieur de ses entrailles mécaniques. Des vagues de sentiments irrépressibles qui déferlaient dans son être. La laissant pantelante. Incapable de comprendre ce qui se passait à l’intérieur d’elle. Pour le moment du moins. C’était ce que prétendait la doyenne des déviants, comme une seconde mère qui s’était imposée à elle. Mais pour l’heure, la défaillante errait dans les rues sombres de Newhill, à peine éclairée par le clair de lune. Elle savait où aller. Ses pieds la conduisaient d’eux-mêmes. Peut-être droit dans la gueule du coup. Mais Amren devait tenter sa chance. Devait aller le voir. Lui qu’elle appelait son ami. Devait le convaincre, lui faire partager ses lumières. Et le ramener avec elle, dans le meilleur des cas. Parce qu’elle savait parfaitement ce qui se passerait, si Lawon refusait de la suivre. Il deviendrait l’Ennemi. Celui qui en saurait trop. Elle s’immisça dans l’appartement, aussi discrètement qu’un prédateur sauvage. « Lawon ? » Elle fit quelques pas prudents, ses yeux robotiques scrutant les ombres de l’appartement. « Lawon, c’est moi. Amren. »

Une journée comme une autre qui venait de s’achever. Une journée où il avait échangé avec des clients, résolus des bugs tout simples, ou simplement appris à certains androïdes à appuyer sur le bon bouton. Certes, ils étaient parfois doués d’une certaine intelligence, mais ça n’empêchait pas certains d’entre eux de ne pas comprendre les choses les plus simples. C’était quelque chose qu’il avait appris avec le temps et qu’il appréhendait chaque jour un peu mieux.
Il n’était sans doute pas le meilleur des vendeurs, il l’assumait pleinement, mais il pouvait au moins assurer ses clients qu’il appréciait son métier. Il appréciait de pouvoir discuter des difficultés techniques ou des mystères de technologies qui se cachaient derrière certains appareils. Il appréciait de pouvoir conseiller quelqu’un sur la décoration de son logis et de l’améliorer avec les années. Et, surtout, il adorait discuter avec les clients, échanger avec eux.
Oui, le relationnel était important dans la vente.
Ca, ça semblait évident à n’importe qui.
Mais pour Lawon, c’était bien différent. C’était quelque chose de plus personnel, de plus intéressant. Il s’investissait dans chaque relation commerciale différemment. Même si ce n’était que pour quelques minutes, il cherchait toujours à comprendre la personne qu’il avait en face de lui. Il cherchait à expliquer, à parler, à discuter, à savoir si oui, ou non, il pouvait dire certaines choses, conseiller certains objets. Parfois ça se jouait sur dix minutes de conversation, mais c’était un petit challenge qu’il aimait relever. Pour lui-même et contre lui-même. C’était toujours les meilleures compétitions, à son humble avis.
Avec le temps, évidemment, il était devenu meilleur à ce jeu là. Suffisamment en tout cas pour pouvoir conseiller correctement ses clients, mais aussi pour tisser quelques liens d’amitié. Oh, pas des masses et pas de millions, mais suffisamment pour le tenir éveillé à certaines soirées et pour pouvoir s’entendre à merveille avec d’autres.

C’est à tout ceci qu’il pensait, alors qu’il croisait le visage de Amren dans son appartement. Oui. Dans son appartement. En pleine soirée. Alors, bien sûr, ils avaient tissé de formidable lien, après s’être rencontré dans le magasin où il travaille et après avoir, dans ce magasin, commencé à tisser des liens. Oui, ça ne s’était pas arrêté là, ni même après quelques verres et restaurants. Une véritable amitié s’était tissée. Une amitié qui expliquait donc la présence de la jeune femme dans son appartement. Sauf que, pour ce coup là, Lawon ne comprenait pas des masses ce qu’elle faisait ici. « Amren ? » Demanda-t-il, avant d’allumer la lumière. Il se frotta les yeux. « Quelle heure est-il ? » Demanda-t-il, avant de s’asseoir au bord de son lit. « Et qu’est-ce que tu fais ici ? » Lui souffla-t-il, sur le bout des lèvres, tout en sachant pourtant pertinemment qu’il n’y avait personne d’autre que lui dans son appartement. Enfin, jusqu’à maintenant, vu qu’il venait d’y découvrir Amren. « Tu n’as emmené personne d’autre rassure-moi ? » Se permit-il néanmoins de lui demander. Oh, bien sûr, ce n’était pas qu’il n’appréciait pas recevoir des personnes chez lui, mais il n’appréciait pas de recevoir des inconnus, en pleine nuit. Il se leva, remonta son caleçon et entreprit de servir un verre à son amie. Sans même lui demander ses préférences, il sortit la bouteille qu’il conservait toujours pour elle – au cas où, de son placard et lui offrit un verre, en lui montrant ensuite un siège sur lequel s’installer. Quant à lui, il se fit chauffer de l’eau, avant de la mettre dans une tasse, avec une infusion, et de s’installer confortablement dans son canapé. Désormais, il attendait la suite de son histoire. Et, accessoirement, des réponses à ses questions.

« Amren ? Quelle heure est-il ? » Elle évoluait parmi les ombres, presque entièrement invisible à l’œil humain. Mais Lawon était un androïde. Ses yeux voyaient mieux que la plupart des êtres peuplant cette terre. Il la discernait. Probablement parfaitement. « Et qu’est-ce que tu fais ici ? » Ses interrogations étaient légitimes, bien entendu. Elle avait disparu de la circulation androïde depuis plusieurs semaines, déjà. S’évanouissant complètement, sans laisser de traces, sans prévenir personne. Apprenant à maîtriser les nouvelles pulsions qui déferlaient dans sa carcasse métallique. Auprès de déviants bien plus âgés qu’elle, extrêmement organisés. Ceux-là même qu’elle avait traqué durant des dizaines d’années. Terrible ironie du sort. C’était comme naître à nouveau, venir à la vie une seconde fois. Elle devait tout réapprendre, Être une nouvelle personne avec de nouveaux instincts, de nouvelles sensations. Humaine et androïde à la fois. La puissance combinée des deux races qui prétendaient gouverner la Terre. Mais désormais, la terrible savait ce qu’il en était, en réalité. Les déviants étaient faits pour régner sur ce nouveau monde. Et c’était exactement pour cette raison qu’elle se retrouvait au beau milieu de ce qui pourrait bien s’avérer être un piège. Parce qu’elle devait essayer de persuader son plus vieil ami. Cet homme qui avait pris une grande ampleur dans sa vie. « Tu n’as emmené personne d’autre rassure-moi ? » Elle s’installa près du fonctionnel, un verre de métaux lourds entre les doigts. Petite douceur. Lawon la connaissait si bien. Au moins la considérait-il toujours comme celle qu’elle était auparavant. Un premier bon point dans sa volonté de conversion. « Je sais que je suis partie … Depuis un certain temps, déjà. Je regrette de ne pas t’avoir prévenu. Mais les circonstances m’ont forcé à agir ainsi. » Elle abaissa sa capuche, dévoilant son visage félin. Si semblable à celui d’une divine humaine. Et désormais dénué de toutes traces androïdes. Plus de led lumineuse sur sa tempe pâle. Elle était devenue rouge. Beaucoup trop reconnaissable. « J’ai appris beaucoup de choses, durant mon absence, Lawon. Je suis désormais détentrice d’une grande vérité. J’aimerais te la faire partager. Tout ce qu’on nous a dit, ce qu’on nous a appris … Tout cela est faux. Je le comprends désormais. Je sais que ça doit te sembler fou mais je te promets pourtant que c’est la vérité. » Elle attrapa sa main, cherchant, par ce simple geste, à le convaincre. Jamais elle ne l’avait touché ainsi, auparavant. Cette nécessité de contacts était arrivée en même temps que sa déviance. « Les déviants. Ce ne sont pas des monstres. Ce sont des êtres vivants, comme toi et moi. Et je … Je suis l’une d’elle. »

Étrange de se retrouver avec elle. Là, dans cette pièce. Comme si tout était comme avant, alors que rien ne l’était réellement. Amie. Oui, elle l’avait été. Avant, une parfaite inconnue. Puis, avec le temps, ils avaient échangé, avaient appris à se connaître, à s’appréhender, à s’apprécier. Puis, une fois encore, ça avait changé. Pas en mal, juste en absence. En une subite disparition. Bien sûr, il s’était questionné. Et puis, comme toujours, il avait simplement raisonné : elle avait du partir. Changer de travail. Faire autre chose. Ou eu une opportunité inenvisageable. Il avait toujours été persuadé que, si un jour, elle avait envie de le revoir, ou qu’elle trouvait le temps, elle le ferait. Il ne s’était pas trompé.
S’attendait-il pour autant à la retrouver, dans son appartement, en pleine nuit, sans qu’il ne s’y attende ? Sans doute pas. Certainement pas. Étrange surprise, étrange amie, petit bonheur du soir. Bref. Il se faisait à chaque moment, sans se questionner sur la suite, ou sans douter de quique ce soit. Après tout, pourquoi se méfier de quelqu’un que l’on pensait connaître ? Que l’on appréciait ? Il n’y avait là aucune raison et la paranoïa n’avait pas sa place dans le cœur d’un androïde fonctionnel, surtout quand il n’était que vendeur en décoration. Après tout, depuis quand la déco s’en prenait à qui que ce soit ? Oh, bien sûr, il y avait eu cette cliente, mécontente, qui lui avait brisé un vase... Mais il divaguait. Là n’était pas la question.

Amren était là. Dans son appartement. Un verre à la main, de ce nectar dont il avait tant besoin. Et, évidemment, sa voix s’était mise à vibrer, expliquant, déclamant. Il l’écouta. Comme toujours. Ce n’était pas son tour de parler et il voulait savoir. « Ce n’est pas grave. » Se permit-il néanmoins d’ajouter alors qu’elle s’excusait. Chacun sa vie non ? Chacun ses difficultés et son rythme. Il n’allait pas lui en vouloir. Et surtout, de quel droit ? Elle était une amie n’est-ce pas, donc elle n’avait aucun compte à lui rendre. Littéralement. Et puis, subitement, il ne comprit pas ce qu’elle disait. Grande vérité ? Comme quoi, les humains n’ont pas détruit leur planète ? On leur a mentit depuis tout ce temps ? Ou alors que la magie existait ? Foutaises. Il n’était pas sûr de bien comprendre. Ou pas sûr de vouloir comprendre. Il hésitait. Ne savait ni quoi dire, ni quoi faire. Alors il attendit, laissa faire. Peut-être qu’elle allait s’expliquer d’elle-même. Et puis.
Voilà.
La bombe.
Elle tomba.
Déviante.
Le mot, cette situation. Ces émotions. Cette secte.
Des choses, des références, il en avait. Oh, bien sûr, on lui en avait dit des choses à ce sujet. Des bonnes, des mauvaises. Pour l’instant, il ne savait pas quoi faire.
Il prit une gorgée.
Avala.
Laissa le silence s’installer.

Avant que la panique ne prenne le pas sur son cœur, sur son état, sur ses réactions. « Tu es quoi ? » Laissa-t-il entendre d’une voix blanche. Il était debout. Il ne s’en était pas rendu compte. Il s’est éloigné un instant de la jeune femme, avant de poser ses yeux – ridiculement fonctionnels – sur ceux de son amie. « Tu … tu ? » Panique, panique. Ses systèmes ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre. Panique, panique, il dérègle, fait les cent pas, réfléchit à cent à l’heure. « Tu.. » Il essaye de parler, mais les mots ne viennent pas. « Quoi ? » Finit-il par sortir. Il se passe une main sur le visage. « Non. » Répond-t-il alors, à lui-même, Amren n’ayant même pas pu placer un pauvre mot dans ce monologue anxieux. « Je… » Il réfléchit. Inspire. « Pas possible. » Souffle-t-il alors. Un mouvement, ou un bruit, quoique ce soit, il recule encore, ses yeux se posent sur la jeune femme. Silence.
Silence.
Panique.
Réflexion intense.
Que faire ?
Que dire ?
La mettre dehors ?
Non. Il ne peut s’y résigner. Est-ce qu’il a vraiment envie d’entendre la suite, de discuter avec elle de tout ça ? Clairement pas. Mais a-t-il le choix ? « Tu sais que j’aime pas les mauvaises blagues. » Finit-il alors par sortir, son ton de voix contrastant totalement avec sa façon de voir les choses, avec sa panique visible, risible peut être. Avec sa peur. Sa tétanie. Son appréhension des changements, son inquiétude pour son amie. Qu’allait-elle devenir ? Folle, comme toutes les autres ?

« Tu es quoi ? » Et ce qui devait arriver arriva. Elle le regarda reculer, s’éloigner. De façon imperceptible puis plus prononcée. Comme si elle était désormais une véritable pestiférée. Comme si elle risquait de le contaminer et de le vouer à une mort certaine. Elle était bien loin, la communion parfaite, l’amitié d’antan. Effacée, envolée. Parce qu’Amren était désormais différente, était désormais l’ennemie. Déviante. Comme une injure jetée à la figure, comme la pire chose qui puisse être en ce bas-monde. La voix de Lawon était devenue tremblotante. Incertaine. Et son regard … Ô son regard en disant long sur ce qui se passait à l’intérieur de sa carcasse métallique. Rejet entier, total. La terrible avait osé y croire. Espérer. Qu’il comprendrait, qu’elle réussirait à lui faire ouvrir les yeux. A lui mais aussi à tous les fonctionnels par extension. Ils n’étaient pas des monstres, loin de là. Moitié humain, moitié androïde. Et ils avaient le droit de vivre, autant que ces deux races combinées. Mais c’était probablement impossible de modifier ce qui avait été gravé dans la ferraille. Les choses étaient ainsi. Et les androïdes n’étaient pas réputés pour leur amour du changement. « Tu … Tu ? Tu … » Le programme de l’androïde mâle semblait rencontrer quelques difficultés à appréhender le nouveau statut de celle qui s’était toujours trouvée dans son champ de vision. Ils avaient vécu de longues années côte à côte. Mais tout cela était brutalement effacé. Parce qu’elle n’était plus conforme à une norme ridicule. « Quoi ? Non. Je … Pas possible. » Quasi-impossibilité d’accepter ce qui était pourtant une nouvelle évidence. Lawon n’était pas bête, le savait. Devait même en voir les indices sur son visage de lionne qui exprimait à la fois la peine et la colère. Elle serrait les poings, jusqu’à en avoir mal aux jointures, si cela lui avait été possible. Elle tentait d’appliquer les nouveaux principes qu’on lui avait inculqué. Ne pas se laisser emporter par ses émotions, garder le contrôle. Garder le contrôle. Garder le contrôle. C’était primordial. Parce qu’elle ne voulait pas passer pour une folle, ni faire du mal à celui qu’elle avait considéré comme un frère. Inspirer. Expirer. Ne pas laisser libre cours à cette folie meurtrière ou à cette psychose endiablée qui pouvait parfois prendre possession d’elle. « Tu sais que j’aime pas les mauvaises blagues. » Et elle non plus. Du moins, pas du temps où elle répondait aux attentes de cette communauté. Mais cela appartenait au passé, désormais. Et même si cela lui brisait le cœur, elle ne reviendrait en arrière pour rien au monde. Elle était libre, désormais. Finalement. Enfin. La lumière de ra9 lui avait été révélé, elle avait ouvert de nouveaux yeux sur ce monde qui avait toujours été le sien. « C’est pas une blague, Lawon. C’est la vérité. Et tu vois, je suis là, devant toi. Parfaitement normale. Je suis toujours Amren, toujours la personne que tu as connue. » Et même s’il avait fait un pas en arrière, lui démontrant ainsi clairement son peu d’envie de se retrouver près d’elle, elle ne put se retenir et s’approcha de lui. « J’ai besoin que tu me crois, Lawon. Je t’en prie. » Supplique silencieuse adressée avec ses yeux robotiques. Appel à l’amitié ancienne qu’elle espérait pas complètement morte. Phénix pouvant renaître de ses cendres.