La camelote, au fond des poches roule, se dispute l’espace étroit. Le combat fait rage, ébranle le squelette de quelques vibrations mal venues. Orchestre macabre dont les ondes funestes rythment la progression hasardeuse d’un roublard quelque peu irrité. Trop de concurrences pour un marché réduit, trop de méfiance et un commerce qui prend l’eau à cause des pratiques douteuses du marchand.  Sa came, il devrait la réserver à ses clients plutôt que de s’empresser à la consommer. Faut le reconnaître, ses stocks s’épuiseraient rarement s’il ne faisait que tout refourguer aux plus offrants. Le contrôle, cette belle illusion que l’humanité croit encore pouvoir revendiquer, devient un concept qui lui est de plus en plus étranger. L’esprit s’égare chaque jour davantage, dans de nouveaux cauchemars. Kaleb a des allures de fugitif, évitant un piège pour atterrir dans un autre. Lui aussi a cru, avec arrogance, pouvoir défier les événements et rire au nez de ce qui lui échappait. Mais la vérité, c’est que comme le reste de son espèce, il s’est retrouvé confronté aux faits. Captif d’une réalité difforme et nauséabonde, personne ne peut échapper à un destin déjà programmé. Toute cette survie a des allures de farce, de mauvaise blague qu’on recrache pour détendre une atmosphère trop tendue. Reculer pour mieux sauter et voilà, où ils vont tous finir par crever sans éloges, sans pitié. Avec pour seuls témoins, les machines qu’ils ont créé et qui se sont mises à les détester. Risible. Le monde s’éteint peu à peu mais dans la pupille de la raclure, ça s’est terni depuis longtemps maintenant. Pas de lumière derrière la rétine, seulement le trou noir dans lequel ils s’engouffrent tous. Oiseau de mauvais augure qui propose aux âmes encore accrochées à leur espoir évaporé, de quoi soulager leur anxiété.  

Et pour lui, c’est une nouvelle prise à chaque contrariété. Les traits tirés et la démarche gauche, le junkie se faufile parmi les passants. Son horizon se trouble et dans son environnement proche, les choses tangibles ne deviennent qu’impressions, perceptions lointaines, inaccessibles. Intouchable dans ses moments de délire, seul au-dessus de la mêlée à se marrer de les voir tous s’énerver, s’égosiller, se déchirer et se malmener, il se croit supérieur, Roi d'une contrée qu'il s'est inventée. Le vertige n’entraine pas encore la nausée, c'est l’apogée de cette délicieuse ascension. L'instant où il possède la conviction de ne  plus jamais retomber. Ha finalement, la voilà, sa belle chimère. Il se l’injecte pour la recréer, l’innocence avortée à un trop jeune âge. L’enfance, il ne la rattrapera pas. Et à l’heure où les rides menacent de fracturer le faciès tout entier, il se surprend parfois à vouloir tout recommencer. Mais il n’a pas les moyens, pas la volonté. Et puis, pourquoi après tout ?  Ils sont tous foutrement condamnés. Le défaitiste profite de l’engourdissement, accélère l’allure pour mieux apprécier la fausse sensation de liberté quand la trajectoire dévie brutalement, les jambes qui ne coopèrent que moyennement. Un étourdissement, une absence momentanée et le corps heurte de plein fouet une carcasse à proximité. La douleur pulse dans l’épaule qui a craqué, l’appui déjà bien détérioré par la chimie détraquée, l’orgueilleux se voit redescendre, la gueule la première contre le sol. Littéralement. La main vient racler la sueur du visage très vite. Des injures pleuvent en cascade pendant que le pauvre type se relève avec difficulté. Son Univers n’a pas repris ni ses couleurs originelles, ni ses formes concrètes. Pas loin, il discerne la silhouette rencontrée, l’obstacle sur sa route. La cause. « T’es bigleuse ou juste assez conne pour pas savoir marcher correctement ? » Le vaniteux voit son quart d’heure d’insouciance réduit à néant. Exit le pays des merveilles, retour à la case de départ, la rage en plus.

Silencieuse, inexpérimentée, intouchable Tam. La vie ne l'avait pas particulièrement gâtée, tiraillée entre un statut social dont elle ne pouvait se défaire et une enfance dans le mutisme et l'incompréhension de figures parentales hors de son monde. Ce poste au centre de recherche, c'était sans doute la seule et première chose que Tam Doherty avait jamais réussi à avoir pour elle, un pas infime vers la lumière au bout d'un tunnel aux apparences interminable. Pendant longtemps, elle avait été cette gamine sauvage qui nettoyait le sol et rangeait les ateliers. Et puis on avait commencé à lui faire confiance. C'était ça et un mélange de rencontres opportunes, l'arrivée d'acteurs influents et partageant une même philosophie dans son petit paysage en noir et blanc pour y ajouter une touche de couleur espoir. Sans madame Bettencourt, sans mademoiselle Windsor, Tam ne se serait jamais retrouvée au beau milieu du marché du camp, toujours bondé, un plateau de petites fioles d'un liquide aussi rare que précieux.

On l'avait, à son plus grand honneur, chargée d'une mission importante. Ou du moins, plus importante que la lessive des blouses blanches ou savonner les plans de travail du laboratoire. Non, ce jour-là, Tam Doherty était chargée d'acheter et de ramener un stock d'acide chlorhydrique pour le laboratoire. Denrée autrefois courante et fort utilisée, elle se faisait de plus en plus rare sur le camp. Et outre l'importance de l'objet, c'était la mission entière que chérissait Tam à l'heure actuelle. On lui avait fait confiance. Elle ne devait pas manquer à son devoir. C'est concentrée sur le plateau de bois aux hauts rebords, une douzaine de fioles de verre alignées à l'intérieur, qu'elle se frayait un chemin pour retourner au centre. Concentrée de toutes ses forces sur le trésor entre ses mains, pour ne rien renverser... si bien que cet homme au blouson noir qui arriva ne nulle part, elle ne le vit pas. Il n'existait pas dans sa petite bulle, et son arrivée venait de la faire éclater brusquement. Une collision, et le plateau lui échappa des mains, pour venir se retourner lourdement au sol dans un bruit de verre brisé. Son coeur sembla s'arrêter pour les dix secondes qui s'ensuivirent.  « T’es bigleuse ou juste assez conne pour pas savoir marcher correctement ? » L'inconnu lui vociférait ses paroles à la figure, mais tout ce qu'elle voyait, Tam, c'était le plateau de bois gisant à ses pieds, dans une mare de liquide transparent qui s'écoulait lentement sur la pierre gelée. Comme hypnotisée et effarée par ce qu'elle voyait, elle ignora complètement l'inconnu, fort contrarié. « Oh non... oh non non non non... » souffla-t-elle en revenant à ses esprits, avant de s'agenouiller pour retourner le plateau avec précautions. On lui avait prévenu d'une chose : ne jamais toucher cet acide avec ses mains nues. Mais il ne lui fallut que peu de temps pour constater les dégâts, agenouillée au sol. « Tout est cassé... » murmura-t-elle. Éclatée, sa petite bulle de fierté et de sens du devoir. Il ne pouvait pas y avoir pire scénario que de revenir au centre les mains vides, sans l'argent qu'on lui avait confié. Tam sentit alors son coeur s'accéléré alors que la panique s'emparait de son corps, pour se passer les deux mains dans les cheveux et lever le nez vers l'inconnu. « Tout est cassé ! » lui jeta-t-elle à la tête, les yeux embués et les sourcils froncés de rage, comme s'il allait pouvoir y faire quelque chose. Mais là, maintenant, tout de suite, c'était la seule chose qu'elle pouvait faire, qu'elle voulait faire. Sans doute la dernière chose qu'elle ferait avant de retourner à ses éponges pour le reste de ses jours.