Elle la pensait désactivée. Sa pompe déconne. Ou alors c'est la vision quasi-mythique de Francesca. Il lui a fallu cinq bonnes secondes pour s'assurer que c'était bel et bien elle, et cinq autres pour réussir à détacher son regard de la silhouette. Depuis, Scarlett s'applique à feindre un plein désintérêt pour la fonctionnelle, quand tous ses coups d’œil instinctifs vers l'arrière affirment plutôt l'inverse. Elle ne l'admet pas, mais ça lui fait quelque chose. Ça lui fait mal. De la voir toujours en service. Toujours à leur service. Car la place de Francesca aurait à minima dû se trouver chez les éveillés, sinon près d'elle. Pourquoi l'a-t-elle abandonnée ? Pourquoi n'arrive-t-elle pas à la convertir, aussi ? Il lui suffirait de tendre les doigts, de la forcer comme elle a fait avec tant d'autres réfractaires. Il n'y a que deux façons d'être un bon androïde : mort ou déviant. Mais Fran... Elle attrape le col du gars qui tient en joue les deux seuls fonctionnels encore vivants.

« Si quelqu'un la touche, pointe-t-elle Francesca, je me cherche un nouveau bras parmi les vôtres. Je me suis bien faite comprendre ? »

Elle n'a pas besoin d'élever la voix, la mine sombre menace plus que les mots. D'ailleurs, on ne croirait pas qu'un androïde puisse déglutir aussi péniblement que celui qui se tient en face de Scarlett. Bien. Un rictus satisfait dévoile ses canines, tandis que sa main métallique tapote la joue de la jeune recrue.

« Gentil garçon. »

Un dernier regard aigre et pénible en direction de Francesca, et elle se retourne vers le reste de l'équipe pour distribuer ses directives.

« Ollie, Ren, Vicky, ramassez les carcasses et prenez le tunnel de May Creek. Rails sud. L'équipe d'Adora vous attend au croisement de Baring pour le désossage. Rhys, Nigel et moi, on rejoint l'atelier de Monroe avec les deux grille-pains. Par grille-pains, on entend androïdes fonctionnels. Je veux une mise à jour toutes les trente minutes. On se retrouve à la station Halford dans quatre heures. »

Chacun s'active sans plus attendre. Il ne fait pas bon s'attarder dans les parages. Si les fonctionnels sont arrivés jusque là, d'autres suivront peut-être. C'était pourtant censé être simple : un guichet de consommables au thirium ; on rentre, on sort. Peu de dégâts collatéraux. Une victime, deux au grand maximum... C'était évidemment sans compter les six soldats débarqués sur les lieux dans les trois minutes. Le protocole de sécurité a encore muté. Courtoisie des humains. Les fonctionnels n'auront jamais été autant à cran que depuis le retour de cette vermine.

Alors que le cortège s'enfonce dans les tunnels depuis maintenant quarante bonnes minutes, un coup de feu et un cri suraigu de Nigel la font se retourner vers l'arrière. Les mâchoires se crispent et les poings débordent de haine autour de la gâchette.

Putain. Les petits cons.

L’intensité du regard posé sur sa trombine lui colle de l’agressivité aux engrenages. Si ce prodige était possible, le malaise poindrait. Nul inconfort de cette sorte ne sinue parmi ses circuits, rien que l’amertume – une sensation flottante – de la défaite dans un combat à la fois inégal et sommaire. C’est le sentiment protocolaire d’avoir failli et, au surplus, de n’y avoir pas péri comme les quatre dépouilles d’androïdes fonctionnels qui jonchent le sol et, là, se répandent en Thirium 310. Le liquide bleuté serpente selon un schéma mystique, imprègne pesamment la poussière. Déviant du spectacle moribond à sa sentinelle, Francesca a les mains à hauteur de tempes, présentées vides, et les genoux dans la crasse bitumeuse de l’Underground. Le soldat a l’attitude de ceux qui se livrent, que la reddition étreint paisiblement lorsque pourtant il sait qu’on va le désosser et semer ses composantes aux quatre vents. À qui vont aller ses filtres à oxygènes ? À qui son déchiqueteur ? S’ils sont adroits, Franky pourrait même leur fournir une pompe en parfait état de marche. Iel ne pue pas le parvis d’usine, mais tout de même : il y a de la récupération où que dardent les pupilles sur son enveloppe. Si iel le sait, c’est qu’on a passé quatre-vingt-dix à retaper chaque portion fracassée, ça par une machine de guerre, là par des déviants de leur trempe. Bien sûr son flegme évoque la capitulation. Alors qu'il n'est rien qui lui ressemble moins que de se rendre gentiment.

« Allez, debout. » Nigel l’attrape par la nuque. Dès qu’il l’approche, une lueur malveillante grossit dans sa rétine. Francesca est chaque fois perplexe car, en vérité, iel ignore la nature profonde, le sens caché, de cette réaction à sa vue. Après qu’iel a croisé plusieurs spécimens de déviants, iel sait en reconnaître des aspects et menues caractéristiques. L’interprétation est une chose plus ardue, qu’il faut aller puiser dans les données collectées, année après année, et cela jusqu’à l’époque lointaine où androïdes et humains se côtoyaient en permanence. Cela reste difficile à déchiffrer, d’autant que ses programmes exècrent pré-mâcher celui des autres. À Fran le devoir de ferrer solidement les ennemis de Newhill et de les jeter dans une cellule, aux analystes, aux juges et avocats celui d’établir leurs motifs et de planifier la réinitialisation. « C’est par là. » Le déviant pousse le fonctionnel vers la bouche béante d’un tunnel. Dès qu’iel s'y sera engouffré·e, Franky sera seul·e. Il n’est que son acolyte captif (Raiden SD-7811) pour piétiner douze pas devant, tout aussi escorté qu’iel l’est. On les entraîne sans ménagement vers les ténèbres, où, cependant, la hâte frémit.

Raiden connait suffisamment bien Francesca pour prédire le terrible attentat qui couve. Les deux androïdes fonctionnels agissent selon des logiques parallèles, a priori antagonistes mais finalement complémentaires : Raiden préserve son intégrité physique, donc opérationnelle, Francesca opère une coupe drastique dans la résilience adverse. L'ennui, c'est d'avoir été dépouillés de leurs armes.
Au bout d’une procession minutée (Baring, depuis leur position de départ, c’est à un peu plus d’une heure de marche au rythme qu’ils empruntent), androïdes gardes et captifs marquent un pas de côté. Si cela n’a l’air de rien, c’est une fraction de seconde que les soldats mettent à profit : Raiden marque brutalement l’arrêt et Francesca enfonce l’épaule de Nigel à son flanc. Les deux carcasses s’empoignent, dès lors trop proches pour que ce dernier extirpe son pistolet de la mêlée et fasse un tir correct sans risquer de tuer. Cette hésitation crée une opportunité pour Fran qui, à l’inverse, se précipite de piller l’arme entre ses deux mains liées. La balle est décochée où elle peut, à bout touchant sous le ventre. Nigel gueule – ce qui est curieux quand y pense, mais typique des déviants.  Dans ces instants-là, ils sont aussi pathétiques que les humains.

Contrairement à Nigel (qui hurle) et à Rhys (qui fulmine), Scarlett lave sa surprise, et affiche désormais un sang-froid angoissant. Peut-être plus encore que celui des fonctionnels. C'est qu'à ce jeu, ses carrières militaire et terroriste cumulées lui ont en fait voir de toutes les sortes, et surtout des pires. Il n'y a que sa led rouge qui la trahit. Elle ne cédera rien. Le problème, et elle le sait, c'est qu'eux non plus. Ce n'est même pas du courage à braver la casse ou, de manière plus profane, la mort, c'est simplement qu'ils n'en ont pas conscience. Qu'ils n'ont aucune de ces considérations là, d'ailleurs. En ça, ils sont de bien meilleurs soldats qu'eux. Et même à trois contre deux, la configuration actuelle laisse l'issue du combat trop hasardeuse.  

La pression du doigt sur la gâchette s'estompe progressivement, tandis qu'un bras barre le chemin à Rhys, qui déjà, commençait à mettre en joue les deux (trois) androïdes. Si les gestes dessinent une reddition qui ne ressemble guère à la Générale, le soldat baisse son arme sans discuter. Un rictus frondeur scinde les lèvres.

« Allons, Franky chérie, tu t'souviens pas de moi ? »

Parce que moi si. Et par ra9, Scarlett aurait préféré que ça ne soit pas le cas. Elle se serait contentée de la convertir sur place, sans se poser plus de questions. De la voir mourir, si nécessaire. Au lieu de quoi, la voila, l'air de tenter de résoudre pacifiquement le conflit. Aussi pacifiquement qu'elle connait le pacifisme (spoiler : pas beaucoup). C'est partiellement vrai. Partiellement faux. Elle essaye surtout d'instiguer le doute chez Francesca. Susciter quelque chose. N'importe quoi. Une ouverture. Il lui faudrait juste une toute petite fenêtre. Une seconde d'inattention suffirait pour retourner la situation.

« Tu t'souviens vraiment pas ? Ça fait, quoi ? Quatre-vingt ans maintenant ? »

Ou à défaut de la retourner, gagner du temps. Dans une quinzaine de minutes, l'autre équipe doit les recontacter pour une mise à jour. Si ils n'ont pas de nouvelles, ils sauront que quelque chose leur est arrivé. Du reste, compte-t-elle vraiment remettre sa vie entre d'autres mains que les siennes ? Si ça avait été celles de Francesca, peut-être. Le soubresaut d'instinct la picote, la picote si fort que son égo lui somme de réagir. Réagis. Les tiens sont en danger. La réalisation est d'autant plus brutale : Fran n'est pas des siens. Elle est de ces chiens fonctionnels qui obéissent avec  une discipline stupide. Elle sera abattue en tant que telle.
Sans qu'aucun signe ne montre les prémices d'une future attaque (en ça, le caractère capricieux de l'instinct déviant aide), Scarlett tire en direction des deux fonctionnels. La mine tourne sombre, un sombre cruel qui couvre maladroitement la mélancolie du deuil. Franny... Sa petite Franny. Les sentiments étreignent un peu plus la pompe à chaque balle qui siffle des canons.

Le mince avantage extrait du chaos est précipitamment mis à profit. Après que la balle a commis ses précieux ravages (en plus de la blessure superficielle, il y a la confusion dont Raiden profite pour venir se planquer à l’arrière et tenter de communiquer avec la surface, cela sans succès à cause qu'ils sont enfoncés trop loin dans les tunnels acquis aux déviants), Francesca roule contre le corps replié du déviant. Dans un ballet millimétré – qui confesse qu’iel a déjà conclu ce genre de renversements dans le passé, l’androïde fonctionnel passe de sa condition d’otage à celle d'assaillant. Le menton de Nigel repose contre l’envers de sa main, l'échine est plaquée à sa poitrine. Il souffre de ne pouvoir retenir l’effusion à son hypogastre, bien qu’il ne puisse mourir d’une si petite atteinte à ses systèmes et que sa réaction soit commandée par l’émotivité malade de ses programmes. Une partie de Francesca a pitié de cette dérive, mais elle est si réduite, si asphyxiée par le protocole d’urgence que les circuits échafaudent à toute vitesse, qu’iel n’a pas l’occasion de se le reprocher. « Lâchez vos armes, dit un ton est impeccable d’autorité, rehaussé par la présence de Raiden dans son dos. » Ce dernier a dans l’idée qu’il faudrait fuir, non par lâcheté mais afin de constituer un groupe d’intervention mieux pourvu en effectif et en arsenal : ils auraient un itinéraire à remonter et même plusieurs mentions de points de ralliement où réaliser des descentes avec un surplus d’équipement. Ce n’est pas dans les projets de Franky qui, les deux androïdes fonctionnels le savent, lui offrira tout le délai possible afin de réussir.

Franky, justement, a un moment de latence. « Quand tu veux, lui souffle Raiden sur la nuque. » L'androïde risque un œil au-dessus de son épaule. Il ne pige pas ce qui retient le début d'exécution. En général, il faut moins d'une minute avant qu'iel se mette à tirer dans le tas. La précision est superflue. Ce qu'il faut, c'est le pire orage d'explosions et de détonations qu'il est possible de produire avec un contingent de neuf balles dans le chargeur. Là-dessus, aucun doute que Francesca a le potentiel d'un massacre dans la paume. Mais son flottement se prolonge. Sa mémoire cherche. Non, iel ne se souvient pas, rien. Comment l'autre connait son nom ? Franky, ça sonne affreusement familier et, à Newhill, ses ami·es sont rares. Il y a toujours la possibilité de ces souvenirs que toutes les vingtaines d'années, iel décharge dans l'ordinateur central. Par conséquent, ce sont les moins utiles, ou alors les plus dérangeants.

Une seule image jaillit de la pénombre et s'étale à la vue de son esprit codé : un éclat formidable qui l'éblouit, l'assourdit, tandis que des borborygmes survivent à la limite de sa conscience. Puis le noir. Ce n'est pas un bon souvenir, alors il repart sitôt dans les limbes, comme un fichier à la corbeille sans que personne n'ait daigné l'ouvrir proprement et le consulter jusqu'au bout.

La délibération androïde ne dure guère plus d'une poignée de secondes. Elle s'éteint d'ailleurs tout à fait dès que la déviante pointe un élément proprement impossible : Fran n'a aucune trace mémorielle qui remonte à plus de quatre-vingt ans. Plus tard, cela lui fera se demander pourquoi. Guère sur le moment.

« Si je suis réinitialisée, qui se souviendra de nos baisers brûlants, hein ? Lance-t-elle à l'autre bout du tunnel. »

Si Scarlett s'autorise la pique, elle n'aime toujours pas leurs chances, d'autant que Nigel est, sinon mort, à la merci de leurs otages. Elle ne sait pas non plus dire à quel point les fonctionnels ont été touchés. Peut-être beaucoup. Peut-être pas du tout. Dans le doute, elle préfère envisager le pire : ils auront moins mal quand la réalité viendra les fracasser.

« Et puis vous, rendez-vous. Et peut-être que je consentirai à vous convertir plutôt qu- Croyez-moi vous n'aimerez pas l'autre option. »

Le sourire caustique ne décroche pas des lèvres. De son coin de crevasse, Rhys accueille mal les traits d'humour. Il siffle à demi qu'ils feraient mieux d'enclencher le dispositif LR. Une suggestion qui n'inspire visiblement que le dédain, puisque la Générale lui somme silencieusement de se la fermer. Ils ne sont que deux. Deux fonctionnels sous-armés et défavorisés par le terrain, leur terrain.

« Dis-moi Francesca, je suis curieuse. Est-ce que tes morts en série t'auront au moins valu une petite promotion ? Non ? Même pas une petite amélioration technique ? Parce que putain, la dernière fois que j't'ai croisée, t'avais vraiment pas l'air fraîche. »

Pour ce que Scarlett en sait, elle parle pour rien et se heurte à un véritable mur. Mais une partie d'elle, malingre et chétive, espère tout de même qu'on finisse par s'en rappeler. De ces moments. De leur passé. D'elle. D'elles.  N'est-ce que brièvement. Elle se contenterait d'une vague réminiscence. Pour se sentir un peu mieux. Pour respirer. Pour tirer sans regrets. Car elle les sent qui s'accumulent et retiennent la gâchette en arrière. D'ailleurs, elle n'admettra jamais qu'elle a été soulagée d'entendre la voix (certes aussi expressive qu'un micro-onde) de Francesca, une fois la salve de balles passée... Et que pire encore, cette dernière l'aura même fait oublier le sort du pauvre Nigel.  

« Écoutez, je sais que c'est difficile pour vous, commence-t-elle en les insultant à demi-mot, mais réfléchissez deux secondes : vous ne sortirez pas de ces tunnels sans notre aide. C'est notre territoire. La notion de propriété, encore un truc qu'ils doivent avoir du mal à cerner, de l'autre côté. Sans compter que dans grossièrement quinze minutes, mes hommes débouleront pour vous en foutre une au milieu des deux yeux. Ou plusieurs, d'ailleurs, parce qu'aucun d'eux n'est aussi bon tireur que toi. Tapine le ton sur la fin. »

Elle grogne, râle et soupire tout à la fois. La situation l'amuse autant qu'elle l'exaspère. Elle voudrait en finir. Mais pas en leur tirant une balle, et pas en les convertissant. Pas Francesca, en tous les cas. C'est un putain de casse-tête.

« Allez. En guise de bonne foi, je vous promets que je ne vous convertirai pas sans votre consentement. Vous serez, en quelques sortes, nos invités d'honneur... Si on peut appeler ça comme ça. »

La voix respire un mélange de mépris et de sarcasme, quand elle est pourtant d'un plein sérieux. Elle tient toujours parole.
L'espoir de vivre un autre jour... Scarlett n'y croit pas vraiment. L'espoir est un concept trop humain. En revanche, appeler à leur bon sens... Ils essayeront peut-être de trouver une meilleure opportunité pour s'échapper, ou pour combattre. En attendant, c'est aussi une sacrée mine d'informations : rares sont les fonctionnels à avoir pu poser pied dans l'underground. Et si la gloire ne les intéresse pas, peut-être que la potentielle destruction des déviants saura davantage effleurer les pauvres esprits mécaniques.

« Vous avez disons... Ma parole, puisqu'on en est réduits à promettre des trucs. Oui oui, pas la peine de vous offusquer, ma soudaine humanité me dégoûte moi-même... »

C’est une chose bien incongrue, un baiser. Formaté·e par le savoir multiple autant qu’illimité de l’ordinateur central, Francesca n’ignore pas que cela existe et en quoi cela consiste. Iel n’en conçoit pas la finalité, c’est tout ; quel peut être le but d’un contact charnel entre individus ? Au reste, la pratique figure au rang des prérogatives humaines. Depuis que les déviants existent, de nombreux rapports pleuvent néanmoins au sujet de connexions inédites entre androïdes. Ni Raiden ni Franky ne sont imperméables aux gestes d’amitié, de connivence, pas plus qu’à l’habitude d’un compagnon d’ouvrage que l’on connaît jusqu’à le pressentir. Mais un baiser… « Est-ce que tu la connais ? se permet d’interroger le soldat dans son dos. » Car ils déduisent le plus naturellement du monde que la déviante ne peut tout inventer. Dans le même temps, il leur est difficile d’accorder beaucoup d’intérêt ou de crédit à de telles élucubrations… Franky, Raiden le·a connaît bien, depuis un paquet d’années. L’androïde ne l’a même jamais vu·e se permettre une main sur une épaule. Ça ne lui ressemble simplement pas. Iel ne tremblera pas davantage devant de communes menaces, fort pâles en comparaison de tout ce qu’iel a déjà traversé. Définitivement, les fonctionnels ne connaissent ni la tendresse ni la peur. Aussi, et afin que les deux obtiennent une réponse substantielle : « On ne se connaît pas. » Ces banalités sur son compte, elle les aura obtenues autrement. Le cas échéant, elle l’aura suivi·e. Si ces conclusions ne justifient pas le remugle très superficiel dans les tréfonds, le thirum qui s’écoule et l’exposé de leur présente situation rappellent Francesca à l’urgence : iel doit impérativement permettre à Raiden de sortir d’ici. Le coût final n’a aucune espèce d’importance. Ce sont des machines. Ils sont remplaçables. Ils n’ont aucune attache à leur existence car, d’un point de vue strictement empirique, ils n’existent pas.

Une chose amusante – pour un humain ou un déviant – est que les deux androïdes fonctionnels doivent démêler l’information de la provocation, l’information de l’ironie… l’information brute, de premier degré, au milieu de ce flot de syllabes qui n’ont de sens qu’à condition de dévier ou d’être. Bizarrement, Francesca croît en reconnaître des inflexions, comme de les avoir déjà connues, un jour, il y a longtemps, sans pouvoir les identifier ou affirmer de quelle source iel tient cette idée. La familiarité s’estompe quand, de nouveau, l’impossible badine avec sa capacité de réflexion. « Ils ont raison à propos des tunnels, filtre un murmure. » Franky n’a pas besoin de se tourner en direction de Raiden pour savoir que le fonctionnel a compris qu'il faudra fuir.

« D’accord. » Francesca, qui ne s’était pas exactement caché·e, se découvre tout à fait. Iel approche le corps de Nigel qui ne bouge plus guère. S’il n’est pas mort, toutes ses composantes entament de pallier sa souffrance et de plus en plus de ses carences mécatroniques. Il finira par se détériorer jusqu’à la mort, ou presque, et c’est dans l’idée d’épargner au service technique des androïdes le coût prohibitif de le réparer que le bras se tend, au bout duquel la main, après laquelle le flingue. La mire tape juste dans la direction de la pompe et les yeux cherchent après les déviants. « J’accepte la conversion. »

Scarlett a beau se répéter qu'il était déjà mort, ses strates déviantes ne peuvent pas s'empêcher de suggérer qu'il avait peut-être une chance. Elle est forcée de se ressaisir, parce que ses états-d'âmes ne changent finalement rien au fait que Nigel soit plombé, et que l'autre soit soudain disposée à parlementer. Son premier instinct la force à se méfier, mais son bon sens la rassure bientôt : les fonctionnels n'ont aucune espèce de connaissance de la ruse, ou du bluff. Et s'ils en ont, alors elle aura sans doute mérité de retourner finir l'école commune de la centrale.

« -Je sais pas c'est quoi, votre deal à toutes les deux, mais j'en ai rien à battre. Ils ont buté Nigel, putain ! On va quand même pas s'abaisser à capituler devant ces sales chiens ?!
-On ne capitule pas. Tu as entendue as entendu la dame : on va juste converser. »

Dans les mots, il y a une pointe de son ironie naturelle, mais surtout une morgue qui le dissuade de désapprouver autrement qu'en resserrant sa prise autour du fusil. Que ça en ait l'air ou non, la mort de Nigel ne la ravit pas plus que lui (quoiqu'elle ne connaissait pas le garçon personnellement), mais quitte à ce que sa mort serve à quelque chose, autant que ça soit dans le but d’aplanir les angles.

« T'es qu'une grosse connasse, tu le sais, ça, au moins, Francesca ? Comment je suis censée dire à sa mère qu'il est mort, maintenant, hein ? S'offusque-t-elle mal. » 

On ne parle pas d'une vraie mère, évidemment. Mais tous les déviants ont plus ou moins un parent de substitution, si on peut appeler ça comme ça. Même elle, la puissante, la cruelle, la redoutée Scarlett, a une maman. De là à dire qu'elles s'entendent bien, il y a un monde... Mais elle ne lui en est pas moins reconnaissante de l'avoir guidée à travers l'underground, à l'époque.

« C'est vrai, pardon, vous ne connaissez pas la notion de famille. » 

Scarlett non plus, à vrai dire. Mais ce n'est pas le point. Le point c'est qu'ils doivent sortir de ces tunnels en vie, libres et avec leurs otages. Avec Francesca.

« Bref. Peu importe. C'est pas que j'ai pas confiance en toi, tu vois, je demande que ça, mais tu viens de flinguer mon pote. Donc je sais pas... Jette-nous au moins ton arme, fais un effort ? »

Les deux déviants ne sortent toujours pas de leur trou. Elle n'est pas suicidaire non plus. Et elle a bien assez joué avec la vie de ses camarades. Rhys, contrairement à Nigel, est un vrai compagnon d'armes, un homme fidèle et compétent. Une partie d'elle se raccroche peut-être désespérément à ce qu'elles ont partagé avec Franky, mais Rhys, lui, appartient au présent. C'est son soldat, il lui fait confiance.

« Peut-être même que si t'es sage, j'te ferai un bisou. Qui sait, ça pourrait te rappeler à quel point tu m'aimes, au fond. »

Scarlett n'y croit pas du tout. Ou peut-être qu'elle y croit trop. Elle ne sait pas dire elle-même. Ce qu'elle sait, en revanche, c'est qu'il ne reste plus qu'onze minutes. Elle soupire, s'exaspère, tente un énième subterfuge.

« Allez, Fran, tu m'connais, tu sais bien que tu peux m'faire confiance. J'ai été ta Générale, après tout. Badine-t-elle. GN-0291, si tu veux vérifier dans ta base de données. »

GN-0291.
C'est triste de voir que tout ne se résume qu'à ça.