« Je sais que tu seras à la hauteur Letha. Notre Seigneur guide ta main. »

Conversation d'apparence futile aux yeux des non-initiés. Simple conversation entre Chakir maternelle et Lodge innocente : encouragement basique avec Dieu en guise de guide.
Mais les autres savent, ils s'y préparent aussi, à semer la mort pour un monde en paix.
Non. Non il ne l'est pas, les humains ne le sont pas. Esclaves ignorants de leur propre condition qui obéissent naïvement à leurs bourreaux d'autrefois. Le chaos doit être semé pour que la survie soit assurée.

Ombres funestes dans la nuit, les disciples des saintes écritures progressent, armes dans les mains, dérobées aux démons robotiques pour le bien commun. Folie teintée de lucidité, ils savent très bien qu'ils ne doivent être nullement soupçonnés. La liste a été faite, les sacrifices proprement sélectionnés, juste équilibre entre vites oubliés et longtemps regrettés.

« Letha ? »

Sourire chaleureux à une ancienne professeur. Tristesse dans la mine de devoir la sacrifier.

« Est-ce que ça va ? Tu semble préoccupée... C'est au sujet de Molly ? »

Ah oui. Il y a ça aussi. Molly, gamine de huit ans. Pile électrique qu'elle avait prise sous son aile. Une enfant à l'énergie débordante qui avait perdue son étincelle lorsque son père s'était fait dérober la sienne. L'Exode, cette progression sanglante qui leur avait coûté tant de vie. Membres perdus entre le froid, la fin et les machines meurtrières. Molly faisait beaucoup de cauchemars depuis, et la blonde était la seule confidente à qui elle se livrait.
Un coup d'oeil à son homologue. Signe de tête en guise d'accord et ce dernier va vérifier que la porte de la môme est bien fermée. La petite n'est pas sur la liste, Letha y a veillé. Devant elle, la mère panique, perturbée par l'intrusion inopinée d'une seconde personne dans sa demeure.

« Mais enfin que ce passe t-il ? »

Calme olympien. La louve lève son arme. La victime lui fait face, yeux écarquillés.

« Merci pour votre sacrifice Dorothea. Ça signifie beaucoup pour moi.
- Non... »

Les premières larmes coulent, elle a comprit. Plus encore, elle sait qu'elle n'a aucune chance de survie. Et alors que ses lèvres s'ouvrent de nouveau dans l'espoir d'un cri qui la sauverait de la fin. Lodge tire, atteint la cible en pleine poitrine.

« Letha... ? »

Surprise elle se tourne vers le couloir. Sous ses yeux, petite Molly a moitié endormie qui observe la scène ahurie.

« Qu'est-ce qu'elle a maman ?
- Elle n'était pas dans sa chambre, elle m'a échappée. »

Regard figé sur l'innocente tête bouclée. Quel drame. Quel gâchis.

« Le majeur a dit pas de témoin Letha. Je suis désolé.
- Je sais. Va monter la garde dehors, je m'en occupe. »

Il acquiesce, pas de discutions, l'attachement de la blonde à la petite n'est pas inconnu.

« Letha... ? »

La voix est tremblante, les yeux rougis par les larmes. Sensible, à fleur de peau, elle n'a pas compris ce qui l'attend mais pour sa mère, elle comprend. Perdition dans les jeunes prunelles. Letha s'agenouille face à elle, la gratifie d'une main douce passée dans ses cheveux.

« Tout va bien Molly. Ta maman est partie rejoindre ton papa. Il te manque ton papa non ?
- Oui... Beaucoup.
- J'ai une bonne nouvelle ma chérie, tu vas enfin le revoir.
- C'est vrais ? »

Joie naïve face à tristesse anticipée. Incapable de parler davantage, elle hoche la tête, sourire aux lèvres, yeux embués. Et parce qu'elle sait que le temps lui est compté, que les enfants parlent trop, peuvent dénoncer, et que plus elle attend plus la petite risque d'être frappée par la vérité ; une seconde lui suffit pour pointer son arme et tirer.

Oh, Abraham would raise his hands
And mourn this very day
For his children left the promised land;
In search of their own way
They kick and scream like wayward sons
And always wanting to sleep
And dream away these evil days
In hopes that God can't see

Gamine aux cheveux d'or et yeux revolver. Moue boudeuse et gueule d'ange, on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Letha, on a tendance à oublier à qui va sa loyauté. Pourtant, ils sont nombreux à l'avoir vue arpenter les couloirs de la Ruche le jour de son initiation, les bleus sur le corps, le sang sur la peau. Mais voilà, bonne actrice, l'anglaise sait faire oublier ses vices.

La science dans les veines et la religion dans le cœur, les Lodge font partis des quelques familles à avoir rejoint La Main à la fondation de la Ruche. Ancêtres étiquetés en mouton noirs, illuminés religieux aveugler par leur rancoeur, les descendants ont vite compris que pour s'intégrer proprement à la communauté, il leur faudrait rivaliser de talents de comédie et léchage de pieds.
La science en masque de Thalie, ils font valoir leurs dons en mécanique et ingénierie, se rendent indispensables aux rouages du bunker salvateur.

Letha, c'est cette intrépide blondinette qui semble sonder votre âme lorsqu'elle vous observe. Nonchalance et légèreté en permanence, il semblerait que rien ne puisse l'effrayer. Sourire espiègle sur les lèvres, flegme dans les gestes, chaleur dans la voix, innocence en apparence. En vérité Letha est comme n'importe quel être humain. Colère, peur, tristesse, amour sont des émotions qui la saisissent régulièrement et qu'elle chérie particulièrement, adoration non dissimulée de ce qui fait son humanité. Le hic, petit pic, rouage rouillé qui triture son esprit, c'est son instinct de survie. Si Letha semble amicale lorsqu'elle interagie avec la communauté, elle n'accorde pourtant aucune importance aux individus en tant que tels, uniquement à l’humanité. On le lui a assez répété, martellement de crâne dès l'enfance. La survie avant tout, le salut en Eden, seuls les fidèles de La Main méritent leur place dans un paradis perdu qu'ils ne tarderont pas à récupérer.

Your suffering will come again
And never fall away
For we trade our many comforts
Like the one who bled for grace
There will come a day my God will come
And put me in my place
My God, I pray You'll call my name
Instead of turn away

Les résultats sont tombés : mécanique. Immense sourire gravé sur les lippes, la demoiselle a atteint l'objectif qu'elle s'était fixé. L'apprentissage est compliqué, Letha est si frêle qu'on l'imagine mal forcer les rouages. Elle persévère, ses collègues sont plus forts, elle est plus agile, peut se faufiler dans des endroits qui leur demeurent inaccessibles.
Mais la société chavire. Un an que les bêtes ont quitté le navire.
La Ruche est en péril, Lodge se doit de rivaliser d'inventivité pour que la machine reste bien huilée. Tâche compliquée si ce n'est vouée à un échec qu'ils se contentent de repousser, la blondinette ne se fait pas d'illusions, leur cocon est condamné à la destruction.

Nostalgie profonde de leur terre perdue gravée dans leur esprit, la famille fut prompte à encourager l'ainé à s'engager chez les chasseurs. Les places se font rares, distribuées au grés de la faucheuse. Le frère est coriace, animal de feu et de glace, pas de surprise lorsqu'il gagne sa place.
Première promotion familiale suivie d'une seconde. Les Lodge s'imposent un peu plus dans ce nouveau monde. Les plus sages ne voient pas d'un bon œil l'arrivée de la louve dans la bergerie, talent théâtral aussi bien aiguisé soit-il, certains ne se laisse pas duper par le prestige. C'est une illuminée à qui l'on confie la confection de leurs armes. Un atout de plus à son pedigree, jolie blonde fait luire ses canines face à ceux qui veulent la discréditer. Mais les protestations s'étouffent face au talent. Dangereuse certes mais divine. Les armes s'aiguisent et leur précision s'affine.

Let no man bring me harm; I bear the marks of Jesus
Let no man bring me harm; I bear the marks of the Lord
I said let no man bring me harm; I bear the marks of Jesus
Let no man bring me harm; I bear the marks of God

Exode forcée, Eldorado trouvé. Brève bouffée d'espoir de courte durée. Un chemin pavé de sang et de douleur derrière eux, une ville envahie par les démons technologique au bout du tunnel. Les androïdes imposent leur loi : La Main est hors d'elle.

Archange qui obéit à son seigneur, Letha fait partis des instruments déclencheurs de la terreur. Conditionnement. Obéissance aveugle. Résultat affuté d'une enfance bordée par une main de fer. Bonne élève, parfait soldat, pas un instant elle ne flanche lorsqu'elle pointe son arme sur ses semblables. En guise de salut, elle les remercies pour leur sacrifice. En guise de deuil, elle verse une larme lorsqu'elle fait couler leur sang.
Les androïdes en coupables. Arsenal meurtrier à destination des accusés. Les circuits qui chavirent, le métal transpercé. L’électricité qui jaillit, étincelles de la Nuit Rouge. Et la guerre reprend là où ils l'avaient laissée.