Le froid mordant s’était abattu sur Newhill, depuis quelques jours déjà. Mais l’infâme ne le ressentait absolument pas. Ne ressentait rien qui ne soit pas de la colère ou du désir. Deux émotions profondes qui retournaient ses entrailles robotiques. Mais le reste ? Le reste l’indifférait complètement. Au plus haut point, d’ailleurs. La déviante était un électron libre, ne s’attachant à rien ni personne. Vivant pour elle-même, en dépit de tout. N’appréhendant qu’avec difficultés ces nouvelles émotions qui avaient saisi sa carcasse de métal, une vingtaine d’années auparavant. Ce qu’elle parvenait à sentir, elle le faisait trop fort. Trop intrinsèquement. Trop violemment. Pas de demi-mesure. Jamais. Mais la chaleur ? Le vent sur sa peau ? La pluie sur son visage ? Tout cela la laissait parfaitement indifférente. Le temps n’avait aucune emprise sur elle. De quelque façon que ce soit. Elle se promenait couverte jusqu'au cou - ce qui avait le don de l'énerver profondément puisqu'elle n'en avait pas besoin, dans le cœur de cette ville qu’elle avait apprise à aimer. Et à détester. Une simple veste sur les épaules, sa gorge à découvert et ses cheveux corbeaux au vent. Elle observait, Amren. Absolument tout. Sans avoir l’air de le faire pour autant. Elle épiait les moindres gestes. Des humains. Des fonctionnels. De tout ceux qui n’appartenaient pas à son clan. La terrible tentait de remarquer des signes de velléités, de colère belliqueuse ou bien encore de rébellion insidieuse. Elle cherchait les failles. Même les plus minuscules. Prête à s’infiltrer partout où elle le pourrait. A détruire l’intérieur ces Autres qu’elle haïssait du plus profond de son âme. Des profanes, des sacrilèges, qui ne comprenaient pas les enfants bénis qu’ils étaient, eux autres déviants. Fils et filles de ra9. Destinés à gouverner cette Terre. A régner, en maîtres impitoyables. Et si pour cela, elle devait déchaîner une guerre, alors elle le ferait. Et si pour cela, elle devait faire imploser tout ce qu’elle connaissait, alors elle le ferait. Pas de limites à sa folie meurtrière, à son ambition de pouvoir, à son besoin de domination. La gloire pour les siens. La mort pour les étrangers. Du coin de l’œil, le serpent observait un groupe d’humains qui discutaient à voix basse. Ce fût pour cela qu’elle ne vit pas l’adorable créature qui s’approchait d’elle. Espionne surprise dans les ombres. Dissipée qu’elle était par toute cette vie libre qui s’étalait devant ses yeux. « Salut mon grand. » Grand sourire qui s’étira sur son visage sans défaut. Absolument parfaite, de la tête aux pieds. Telle que les humains l’avaient voulu. Mais terriblement rebelle au plus profond de son être. Il était mignon, comme un chiot. « Si t’étais un androïde de compagnie, je crois que je t’aurais adopté. » Elle minaudait, s’amusant de jouer à celle qu’elle n’était pas. Une humaine. Erk. Quelle insulte. Mais s’infiltrer dans le camp ennemi faisait parti de ses priorités. Et la led bleue qui s’illuminait sur la tempe de cet androïde lui indiquait clairement que le brun pouvait lui être utile. « Comment tu t’appelles ? »

« Nolan. Et toi ? » L’intrépide pencha la tête vers la droite, détaillant ce frère qui ignorait pourtant qui elle était. Cette âme qu’elle devait sauver, qu’elle devait conduire à la déviance. Pour sa rédemption. Pour son salut. Pour qu’il ouvre enfin les yeux sur la réalité de ce monde. Et qu’il puisse rejoindre les Siens pour la lutte la plus importante. Celle pour le gouvernement de la planète Terre. Mais tout cela, Amren le lui expliquerait bien plus tard. Lorsqu’il serait prêt. Pour l’instant, la panthère devait devenir son amie, sa protectrice, son guide dans les ténèbres. Elle devait apprendre à le connaître, tenter de déceler son potentiel, afin de pouvoir lui révéler la lumière de ra9. Elle serra les points. Brièvement. Ne pas se laisser gagner par l’euphorie. Tenter de canaliser les vagues de sentiments qui déferlaient perpétuellement en elle. Maudite déviance, qui la laissait parfois sans protections face aux émotions. Colère ou joie. Haine ou amour. Tout se succédait, sans aucuns signes annonciateurs. Lui donnant envie de hurler jusqu’à se briser les cordes vocales. De pleurer jusqu’à s’en arracher les yeux. Ou de rire jusqu’à en avoir un terrible mal de côtes. « Amren P… Mais juste Amren, ça suffira. » Grand sourire factice qui s’étira sur ses lèvres carmin. Elle devait faire attention, la terrible. Faire attention à ne pas se trahir, d’une façon aussi stupide. Elle était profondément androïde mais se devait pourtant de paraître humaine. Ce qui n’allait pas être la tâche la plus aisée. Heureusement, Nolan ne semblait pas en savoir beaucoup plus qu’elle à propos des nouveaux arrivants. Et tant pis si elle racontait quelques mensonges. Après tout, les déformations de la vérité n’avaient encore jamais tué personne. Jusqu’à présent, du moins. « Comment vous faites pour bouger avec tous ces vêtements ? » Elle se retint de lever les yeux au ciel. Que pouvait-elle bien en savoir, elle ? Elle avait plutôt l’impression d’être prisonnière qu’agréablement couverte. Elle avait envie d’arracher cette écharpe ridicule, ce manteau épais et de laisser sa peau métallique s’exposer à la vue et au su de tous. Mais elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait presque rien faire, en réalité. Et c’était ce qui la rendait dingue. Menaçait de lui faire perdre la tête et commettre de fatales erreurs. Elle voulait la liberté. Tellement. Ça la hantait. L’obsédait. Entièrement. C’était pour cela qu’elle se battait, au final. Pour elle-même. Mais aussi et surtout pour tout ceux qui étaient dans son cas. Les rats obligés de se terrer dans les souterrains pour ne pas être réinitialisés. Grimace de colère qui lui échappa. Bien malgré elle. « Oh, ce n’est pas facile, on doit beaucoup s’entraîner, tu sais. Devenir très souple. Surtout au niveau du torse. Je te montrerais un jour, si tu veux. » Et elle jouait à la perfection son rôle de petite chose guillerette et sociable. Alors qu’elle n’était que ténèbres et tourments. « Je peux te poser des questions, moi aussi ? Je suis très curieuse, à propos de la société androïde. J’aimerais en savoir plus. Beaucoup plus. »

« Du torse ? » Elle opina fiévreusement du chef, faisant en sorte de paraître pleinement convaincue. Alors qu’elle inventait au fur et à mesure que les paroles quittaient ses lèvres. Ses yeux mécaniques descendirent sur sa poitrine. Impudiques. Et la défaillante ne ressentait aucune gêne. Après tout, ils avaient été conçus ainsi. Ne s’embarrassaient pas de conventions sociales lorsqu’il était question des corps et de la nudité. Attitude qui pouvait pourtant choquer. Amren l’avait bien remarqué. Sa propension à dévoiler sa peau de synthèse semblait offusquer ces infâmes humains. Pourquoi était-elle censée éprouver de la honte ? Elle ne le savait pas. Encore une croyance ridicule à laquelle elle devait prétendre adhérer afin de ne pas compromettre sa couverture. Ses yeux dorés dévoraient le visage sans défauts de Nolan. Oiseau prisonnier d’une cage aux barreaux invisibles. Et elle comptait bien le libérer. Lui et tous les autres. Parce qu’elle était peut-être vindicative, perfide et violente. Mais la déviante était surtout une grande protectrice, berger désirant garder en sécurité ses tendres brebis. Elle aurait voulu refermer ses mains d’acier autour des poignets du fonctionnel et l’attirer vers ses ombres délicieuses. Lui offrir toute la vérité. Et lui permettre d’être enfin libre. Enfin lui-même. Qui il voudrait, de la façon dont il le voudrait. Aucuns préjugés dans l’âme de la belliqueuse. Liberté pour seul mot d’ordre. « Demande moi ce que tu veux, Amren. Je ne pourrai pas tout te dévoiler, mais je peux t’en apprendre beaucoup. » Il était si beau. Si innocent. Si pur. Il serait Sien. Elle finirait l’emporter avec elle. Certitude qui s’imprima dans ses circuits électroniques. Elle s’attachait trop, Amren. Trop fort. Trop vite. Trop intensément. Et même si cela devait la mener à la porte, peu importait. « Une question contre une question, d’accord mon mignon ? » Elle se rapprocha de lui. C’était plus fort qu’elle. Viens, viens avec moi. Laisse-moi te guider. Ouvre les yeux. Rejoins-nous. C’était ce qu’elle aurait voulu dire mais pourtant, elle se retint. Apprendre à contenir les flots de sentiments qui déferlaient irrésistiblement en elle. C’était aussi cela, être déviante. « C’est vrai qu’il y a des déviants, qui vivent ici ? Des androïdes qui se sont libérés ? »